"Fille ou garçon", c'est le titre d'une nouvelle (très sombre) que je publie ici à l'occasion de mon anniversaire.
Bonne lecture !
Fille ou
garçon
« Il est huit heures quarante, tu vas être en
retard. »
Eugénie, sans lever les yeux sur sa mère, lui répondit d’un
soupir bruyant. Elle avait vingt-et-un ans, plus du tout l’âge d’être
infantilisée. D’ailleurs, son médecin la faisait toujours patienter des heures
avant de la recevoir. Si, miraculeusement ponctuel, il la chicanait aujourd’hui
pour quelques minutes, elle prétexterait avoir mal dormi à cause du bébé dans
son ventre. Il était actif, en pleine forme, n’était-ce pas le plus
important ?
La jeune femme poursuivit son petit-déjeuner avec une
lenteur consciencieuse, prête à remettre sa mère en place plus directement s’il
le fallait. Mais cette dernière, à qui le ventre arrondi de sa fille imposait
une complaisance inhabituelle, refusa l’affrontement et quitta la pièce.
Ce n’était pas la première grossesse d’Eugénie. Son aîné, un
garçon, avait été conçu lors d’une fugue vers l’âge de quinze ans. Elle avait
dû le garder, bien sûr. Peu importa qu’elle fût une fille-mère sans moyen pour
l’élever. L’État lui octroya une aide pour subvenir à leurs besoins
alimentaires. Dans une société dangereusement stérile, on n’interrompait aucune
grossesse.
Presque six ans plus tard, après deux garçons
supplémentaires, Eugénie espérait de tout cœur une fille. Les résultats du
caryotype allaient lui être donnés aujourd’hui. Même si elle refusait de se
presser, par principe, elle avait hâte. Mettre au monde une fille, ce serait si
bien !
Une fois ses tartines de confiture dégustées et bue la
dernière gorgée de son café au lait, Eugénie se leva pour se rendre à la salle
de bains. Elle attacha ses long cheveux aile-de-corbeau en chignon, afin de
mieux présenter, et se rosit les joues avec du rouge à lèvres qu’elle étala de
la pulpe du doigt. Elle aurait préféré du blush, mais les produits de
maquillage, comme beaucoup d’autres, étaient devenus hors de prix après
l’effondrement de l’économie.
Pourtant, en comparaison de certains de ses amis, Eugénie
n’était pas à plaindre. Les aides de l’État et son statut de travailleuse à
domicile lui garantissaient un niveau de vie qu’on lui enviait souvent. De la
nourriture suffisamment abondante pour obtenir un IMC raisonnable.
Soixante-dix-neuf kilos pour un mètre soixante-huit, avant sa dernière grossesse ;
quelques uns de plus désormais.
Eugénie se sourit devant le miroir. Le bébé serait une
fille, elle le sentait.
« Maman, j’y vais » cria-t-elle depuis l’entrée
tandis qu’elle vérifiait la présence de son pass résidente dans son sac puis
glissait son poignard fétiche dans sa botte droite.
La mère d’Eugénie accourut depuis l’alcôve du salon où murmurait la télévision.
« Tu m’appelleras aussitôt pour me dire, n’est-ce
pas ? demanda-t-elle.
— Je sais, m’man.
— Il y a encore de la viande au congélateur. Tu
aimerais que nous fêtions ça avec une blanquette ?
— Garde-la plutôt pour ce soir, il y a des amis qui
passent. »
Eugénie enfila son manteau sans se préoccuper des sourcils
froncés de sa mère. Cette viande, ils l’avaient grâce à elle ! Elle
pouvait bien en faire profiter qui elle voulait ; les yeux de ses amis, brillants
de gourmandise, valaient bien qu’on les régalât.
En tram, le trajet jusqu’au centre hospitalier ne durait
qu’une trentaine de minutes. C’était une longue ligne droite ennuyeuse à mourir
qui traversait le centre-ville. Eugénie, une fois assise, oublia vite les
visages inexpressifs des autres voyageurs, des personnes âgées, pour la
plupart, qui avaient laissé derrière eux tout espoir d’un avenir meilleur, inintéressantes
au possible.
Elle songea à sa fugue, à quinze ans. De ces quelques
journées passées dans un squat de la zone périphérique, elle gardait le
souvenir d’une fête ininterrompue. Alcools forts, bières, joints, extasy, elle
avait tout goûté. Elle y avait découvert, surtout, la liberté et le sexe. Avec
les copains de sa bande, ils avaient joué à lancer des couteaux, fait des
séances de spiritisme, dansé et encore dansé. Un vrai bol d’air pur, après une
enfance à la fois surprotégée et brimée, où sa mère se sacrifiait – soi-disant
– pour l’habiller comme une poupée, tout en lui interdisant de sortir. Depuis
qu’elle gagnait sa vie, et même la vie de toute la famille, cette époque était heureusement
révolue. Sa génitrice devait bien se faire à l’idée qu’elle avait grandi et
pouvait s’habiller tout en noir, sortir quand il lui plaisait et coucher avec
qui elle voulait.
Sentant un regard insistant posé sur elle, Eugénie fut tirée
de sa rêverie. La femme qui l’observait détourna les yeux en se mangeant les
lèvres. Une jalouse, à n’en pas douter. Entre deux âges, elle portait un
manteau grisâtre qui semblait trop large pour elle, brillant d’usure aux
coudes. Un foulard fuchsia prétendait lui donner bonne mine, mais accentuait un
teint fatigué. Eugénie connaissait bien ce genre de femmes, incapables
d’enfanter, aigries contre la jeunesse et la beauté. Les moins timides lui
lançaient des sourires faussement doucereux pour engager la conversation. Il
fallait être née de la dernière pluie pour ne pas comprendre qu’elles voulaient
en réalité s’approcher un peu de l’inaccessible graal. Eugénie ne les
intéressait pas ; son bébé, si. Et elle en était agacée.
Par provocation, elle posa sa main sur son ventre et le caressa.
À travers l’épais tissu du manteau, les mouvements du fœtus étaient
imperceptibles. La jalouse l’ignorait, bien sûr. Crever d’envie lui apprendrait
à ne pas dévisager les gens comme elle l’avait fait.
Le centre hospitalier était un grand bâtiment du siècle
dernier où les intempéries avaient laissé des suintements de crasse. Eugénie
traversa le hall d’accueil en habituée, puis se dirigea dans l’aile où se
trouvait la maternité. L’odeur forte du détergent, tandis qu’elle avançait, lui
donna un début de nausée. C’était un des inconvénients de la grossesse, pas le
pire. Quand elle arriva dans la zone aux murs d’un rose de papier toilette,
elle s’annonça à l’accueil et s’installa dans la salle d’attente. Un couple s’y
tenait, piaffant d’impatience, échangeant paroles à voix basse et pouffements
discrets.
Eugénie ne les enviait pas. Ne pas connaître lequel de ses
partenaires avait enfanté son aîné puis les suivants ne l’avait jamais
dérangée. Un homme devenu père pouvait se croire le droit de diriger sa vie. La
jeune femme avait mis assez longtemps pour en imposer à sa mère. Son
indépendance, elle y tenait.
L’attente fut longue, ainsi qu’elle l’avait supposé, si
interminablement longue qu’Eugénie se rêva sortant son poignard et menaçant la petite
brune de l’accueil pour être reçue plus vite. Les quelques magazines mis à
disposition, aux bords déchiquetés d’avoir été trop lus, étaient d’une
tristesse ! Quant aux plaquettes informatives, strictement triées dans
leur présentoir ou affichées sur les murs de la salle, leur foisonnement avait
quelque chose d’écœurant. De toute manière, la jeune femme n’aimait pas lire.
Elle fut reçue à dix heures quatorze, soit avec plus d’une
heure retard sur son rendez-vous. Sa mère, qui avait tenté de lui faire la leçon,
ne manquerait pas de l’apprendre.
« Mademoiselle » l’invita à s’asseoir son médecin.
Entre eux deux, posé bien en évidence sur le bureau, le
dossier contenant le résultat du caryotype, peut-être la réalisation des rêves
d’Eugénie. Une fille à naître, ce serait une espèce de revanche. Tout ce
qu’elle n’avait pas eu, enfant, deviendrait à sa portée. La promesse d’une vie
véritablement meilleure se réaliserait enfin.
La jeune femme bouillait d’impatience tandis que le médecin,
l’air sournoisement amusé, lui demandait comment elle allait pour retarder le
moment de l’annonce. Elle écourta d’une réponse brève puis plaqua un sourire
sur ses lèvres :
« Alors, docteur, fille ou garçon ? »
Le médecin sourit à son tour, comme s’il eût été le père de
l’enfant. Percevait-il une commission si le résultat s’avérait celui
escompté ? En quoi, sinon, pouvait-il être intéressé par l’enfant
qu’Eugénie portait ?
« Ce sera une fille, mademoiselle, une fille tout ce
qu’il y a de plus normale. »
Eugénie poussa un grognement de joie. Les garçons
rapportaient peu ; ils valaient surtout par la rente alimentaire. Les
filles, elles, représentaient une petite fortune, une fortune qui allait être
sienne d’ici quelques semaines !
« Plusieurs couples sont déjà inscrits aux enchères, poursuivit
le médecin, radieux. Vous n’aurez aucun mal à trouver des adoptants. »
Pour sûr, il touchait une commission sur l’adoption. C’était
un abject profiteur. Comme la majorité des gens.
Eugénie n’appela pas sa mère. Elle préféra prévenir ses
amis, qui l’inondèrent aussitôt de messages de félicitations. La fête de ce
soir promettait d’être réussie. À défaut de fumer et boire, du fait qu’elle
subissait de régulières analyses sanguines, la jeune femme s’en mettrait plein
la lampe. La blanquette, déjà. Peut-être même un dessert, mais lequel ?
Elle rentra chez elle un peu avant midi. Dès la porte
d’entrée, les cris de son aîné lui vrillèrent les tympans. Son euphorie
s’évanouit d’un coup. Qu’avait-il, encore, cet enfant capricieux ?
Pleurait-on encore ainsi, à bientôt cinq ans ? Eugénie se débarrassa de
son manteau et de son sac pour se diriger d’un pas décidé dans la cuisine. Ces vociférations
étaient absolument insupportables. Elle ne les permettrait pas.
Sa mère, à table avec les trois garçons, se leva
précipitamment :
« Désolée, c’est que je ne savais pas à quelle heure tu
rentrais, ma toute belle. »
Elle pressa les épaules du pleurnichard pour le pousser à se
lever. Ce dernier avait cessé de geindre aussitôt sa mère aperçue.
« Allez, les enfants, devant la télé
maintenant. Vous savez bien que votre maman a besoin de calme, dans son
état.
— Mais j’ai encore faim, se révolta l’aîné. Je ne veux
pas manger ça. »
Les trois cuillerées de bouillie verdâtre, dans son assiette,
étaient intactes. Il n’avait rien avalé. Alors que ses deux petits frères
s’étaient échappés pour fuir le courroux maternel, il refusait de bouger, se
cramponnant à la table en formica comme à un radeau.
Eugénie vit rouge. Quel toupet il avait, cet abominable
gosse ! Elle s’approcha de lui, faisant reculer la grand-mère de quelques
pas, et se pencha pour placer son visage à hauteur de celui du vaurien. Elle
glissa sa main dans sa botte et en retira le poignard.
« Bientôt, éructa-t-elle en brandissant la lame puis en
la caressant de l’index, je n’aurai plus besoin de toi !
— Alors c’est bien une fille ! intervint la mère
d’Eugénie. Quelle bonne nouvelle !
— En attendant, poursuivit la jeune femme à l’adresse
du capricieux, tu es privé de repas pour la journée. Ça t’apprendra à mal te
conduire. »
Le petit garçon serra les poings mais ne répliqua pas, les
yeux rivés sur couteau tandis qu’il se levait, puis se dirigea vers le salon.
« Oui, c’est bien une fille, confirma Eugénie à sa mère
en tirant une chaise loin de la table pour s’écarter de la bouillie à l’odeur
repoussante. En plus de la blanquette, pour ce soir, tu prépareras une mousse
au chocolat. Il y a Nico, qui vient, Xavier et Laura, et puis Imen et Sophie. Plus
deux ou trois autres. La bande habituelle, en fait.
— Je suis si heureuse ! » commenta sa mère.
Eugénie sourit. Elle aussi était heureuse. Une fois que sa
fille serait adoptée, elle serait assez riche pour se passer de la rente
alimentaire allouée pour les trois garçons. À elle la belle vie, alors. Ce
n’était pas trop tôt, à vingt-et-un ans !
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